France: Gilets Jaunes. Soixante Jours Qui Ont Tout Bousculé

. . DEVELOPPEMENT DURABLE . .

Un article de Pierre Duquesne avec Cécile Rousseau dans L’Humanité

Depuis le 17 novembre, les gilets jaunes ont remis sur le devant de la scène le monde populaire, révélé l’ampleur de la crise démocratique. Une mobilisation inédite qui a donné un coup d’arrêt au quinquennat d’Emmanuel Macron.

Emmanuel Macron aime, décidément, les petits villages normands. Avant de débattre sept heures durant dans un gymnase du Grand-Bourgtheroulde, mardi, il avait fait une halte au Berd’huis, petite bourgade de l’Orne, en avril 2018, pour un rendez-vous avec Jean-Pierre Pernaut. Cela semble d’un autre temps. Un an après son élection, le président se sentait puissant. Aux syndicats qui luttaient contre la transformation de la SNCF, il prévenait qu’il irait « jusqu’au bout ». Aux étudiants et lycéens qui ferraillaient contre la logique de sélection de Parcoursup, il balançait qu’ils feraient mieux d’aller réviser. « Il n’y aura pas d’examen en chocolat dans la République », ajoutait-il, depuis une classe de CE2. Sans vergogne, il disait « merci » aux retraités de perdre des revenus du fait de la hausse de la CSG.

« Beaucoup de chemin a été parcouru mais il y a encore immensément à faire », disait-il alors. Les capitalistes ne pouvaient lui donner tort. Pour eux, le bilan était déjà amplement positif. L’ISF portant sur les placements financiers a été rayée d’un trait de plume. La flat tax, anglicisme utile pour masquer la fin de la progressivité de la fiscalité sur le capital, venait de passer comme une lettre à la poste. En 2019, le Cice gravé dans le marbre va rendre 40 milliards d’euros aux entreprises. Les difficultés ? Elles « ne m’arrêtent pas et, je ne suis pas naïf, je les avais même préméditées », déclarait, gonflé à bloc, le président des ultrariches. Il n’avait pas prémédité, visiblement, que la colère sociale jaillirait sur les ronds-points, que le cri d’une plus grande justice fiscale retentirait sous les fenêtres de l’Élysée, entièrement barricadé. Ni que cette contestation ruissellerait partout, sortant du lit habituel des défilés République-Nation, pour inonder les rues huppées de la capitale.

« C’est un moment central du quinquennat »

L’histoire dira quand le quinquennat d’Emmanuel Macron aura basculé réellement. Le 17 novembre ? Le 1er décembre, quand les émeutes enflammèrent les quartiers chics de l’Ouest parisien ? Ou le 10 décembre, lorsque, pour la première fois, Emmanuel Macron a reculé, après un exercice de contrition télévisé. « Le monarque a perdu de sa superbe », confiait à l’Humanité, ce soir-là, un gilet jaune de Montabon. Pour le président de la République, tout a changé lorsqu’il fut contraint de fuir sous les lazzis la préfecture incendiée du Puy-en-Velay, encore fumante. « C’est un moment central du quinquennat », confiera-t-il ce soir-là à des députés LaREM.

Plus rien, en effet, ne sera comme avant. Parce que l’on a vu surgir des visages, des figures jusqu’ici restées invisibles. Il fallait voir, sur les barrages ou dans les manifs, les gilets jaunes connectés sur les lives de BFMTV – ses cartons d’audience expliquant peut-être la position conciliante de cette chaîne au début du mouvement – pour comprendre la satisfaction des couches populaires et moyennes de se voir enfin représentées sur le petit écran. A refait surface tout un peuple que certains croyaient englouti pour toujours dans le « cauchemar pavillonnaire » (1), où un « prolétariat pacifié » aurait succombé au culte de la marchandise et de la propriété des zones périurbaines. Un « huis clos de l’ego » où l’on vivrait « ensemble séparé » dans une routine bien balisée, loin des manifs et des luttes collectives.

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What is the future of the Gilets Jaunes movement?

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Raté. Des milliers d’employés, d’ouvriers, de salariés ont fraternisé et manifesté pour la première fois. À l’image de Dimitri, menuisier de 31 ans, croisé samedi dernier sur les Champs-Élysées. « Je n’avais pas voté depuis Chirac et encore, parce que ma grand-mère m’y avait poussé ! Je ne m’intéressais pas à la politique mais j’ai participé dès le 1er acte des gilets jaunes parce que je ne peux plus continuer à vivre dans cette société inégalitaire. À Poissy, on s’est organisé en collectif, on fait des distributions de tracts dans la région pour éveiller les consciences. En manifestation, j’ai rencontré tous les métiers, des chômeurs, des brancardiers, des jeunes, des vieux… » Ce mouvement laissera des traces chez lui, et pas simplement parce qu’il a été violenté par la police, lors de l’acte IV. Cet habitant de Carrières-sous-Poissy (Yvelines), gagnant 1 700 euros par mois, en est sorti avec une blessure au genou, un téléphone cassé et la détermination qu’il ne lâcherait rien. « J’étais choqué, mais je suis passionné par ce mouvement, par cette volonté de trouver la bonne manière d’être juste. Comme Macron a déjà reculé sur la taxe carbone, il faut continuer. » Cette politisation expresse le pousse, aujourd’hui, à réclamer un changement de Constitution, estimant désormais que le référendum d’initiative citoyenne (RIC) ne « va pas assez loin ».

Plus rien ne sera comme avant, car ce mouvement mêle les revendications sociales et démocratiques. Là encore, c’est du jamais-vu. Le mouvement n’est pas né dans une entreprise, soulignait, visiblement soulagé, le patron des patrons, Geoffroy Roux de Bézieux, le 12 décembre, lors d’une cérémonie à l’hôtel Georges V. « Et d’ailleurs, le siège du Medef, souvent la cible des manifestations de travailleurs, a été totalement épargné par les gilets jaunes », ajoutait-il, avant de remettre un prix à plusieurs PDG, dont ceux de la Française des Jeux, de Veolia, d’Atos (Thierry Breton) ainsi qu’à Frédéric Oudéa (Société générale) (2). Sauf que ce mouvement, s’il a effectivement débordé les grandes centrales syndicales, ne peut toutefois être détaché du monde du travail, confiait, au début du mouvement, Benoît Coquart, sociologue à l’Inra. « J’ai échangé avec une salariée d’Amazon, croisée sur un rond-point. Autour du brasero, elle racontait comment il est très difficile de se syndiquer, de porter des revendications, dans cette entreprise où il y a beaucoup d’intérimaires et de CDD. Ce qu’ils ne peuvent plus faire dans leur entreprise, ils peuvent le faire via ce type de mouvement qui, à première vue, se déroule hors du monde du travail », rapporte ce chercheur. « Macron on assurera l’intérim », pouvait-on lire sur un mur de Dijon, entre deux slogans demandant la démission du chef de l’État.

« Le premier mouvement social du nouvel âge global »

Quant aux concessions lâchées par Emmanuel Macron, le 10 décembre, elles n’ont pas ému le patron du Medef. « C’est vrai que 15 milliards d’euros, cela fait beaucoup. Mais si cela permet de retrouver la paix civile, cela vaut le coup », a-t-il déclaré, avant de citer Lénine : « Il faut toujours être un pas devant les masses. »

Plus rien ne sera comme avant, car, pour la première fois depuis longtemps, les classes dominantes ont eu peur devant ce « monstre qui a échappé à ses géniteurs », ces « factieux », « séditieux » (Christophe Castaner) ou face à cette « foule haineuse » (Emmanuel Macron). Mais la stratégie répressive (lire ci-contre) n’a pas suffi à éteindre les défilés qui ont continué entre Noël et le Nouvel An. « C’est peut-être le premier mouvement social du nouvel âge global, défini par Saskia Sassen. Cet âge où les États ont volontairement délégué certains de leurs pouvoirs à l’Union européenne ou à des agences administratives indépendantes, éloignant d’autant la décision du citoyen », analysait Danielle Tartakovsky, historienne et spécialiste des mouvements sociaux, aux Échos. Mais la grande force de ce mouvement, qui a fédéré sous l’accessoire protecteur du gilet jaune des individus aux visions politiques très larges, pourrait constituer sa faiblesse pour la suite. Et s’il porte pour l’instant des revendications égalitaires et plutôt progressistes, c’est encore loin des forces qui inscrivent leur pas dans la longue histoire du mouvement ouvrier. Reste à savoir aussi quels en seront les débouchés sur le terrain de la politique institutionnelle. Bref, tout reste à faire pour inscrire définitivement 2018 dans la lignée de 1995, 1968, 1936 et 1789, comme le clamait récemment une pancarte de gilets jaunes.

(1) Le Cauchemar pavillonnaire, Jean-Luc Debry, l’Échappée, 2014. (2) Challenges, 12 décembre 2018.

(Merci a Kiki Chauvin, le reporter de CPNN pour cet article.)