Rwanda : l’arme de paix de la masculinité positive

. EGALITE HOMMES/FEMMES .

Un article par Isabelle Grégoire pour L’actualité

Après le génocide de 1994, le Rwanda était composé à 70 % de femmes devenues cheffes de famille. Une situation démographique inédite qui a mené ce pays naguère patriarcal sur la piste de l’égalité entre les sexes. Aujourd’hui, l’État promeut même la masculinité positive.


Grâce aux ateliers BAHO, Théoneste Nyakabaji est passé de père absent pour ses premiers enfants à père engagé auprès de ses deux petites jumelles. On le voit ici avec sa femme, Claudine Umugwaneza (à gauche), et quatre de leurs enfants. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)

C’est quoi, la potion que tu donnes à ton homme ? Je veux la même pour le mien ! » Cette question, Claudine Uwiragiye, 27 ans, agricultrice du district de Musanze, dans les contreforts du parc national des Volcans, dans le nord du Rwanda, se l’est fait poser cent fois. Les voisines et amies de cette femme gracile dans son pagne rouge et jaune étaient convaincues qu’elle avait ensorcelé son mari, tant celui-ci avait changé. Auparavant dominateur, violent et plus assidu au « cabaret » (bar local) qu’à son foyer, Jean-Dedieu Manihiro, 30 ans et lui aussi agriculteur, est devenu en quelques mois un conjoint et un père attentionné. Aussi actif dans l’éducation de leurs deux enfants que dans les tâches ménagères.

« Je peux tout faire, sauf allaiter ! » rigole-t-il en tendant les bras à sa cadette qui nous rejoint dans leur modeste maison en pisé, sise sur l’une des « mille collines » qui ont valu son surnom au Rwanda. En larmes, la bambine de deux ans vient de trébucher dans la cour entourée de plantations de courges, haricots et bananiers. Un câlin, quelques mots doux en kinyarwanda (langue principale du pays) et la petite a déjà oublié son bobo. « Ce n’est plus le même homme », dit Claudine, assise à ses côtés sur l’un des bancs de bois qui meublent la pièce au sol de terre battue et aux murs ornés des photos délavées de leur mariage, en 2017.

« Au début, quand les gars du village me voyaient éplucher des patates ou bercer mon bébé, ils riaient de moi », raconte Jean-Dedieu, polo rayé et pantalon noir dans des bottes de caoutchouc vertes. « Pour eux, je n’étais plus un homme. » Mais peu à peu, ils se sont rendu compte que ce changement avait du bon. Non seulement la famille ne vivait plus dans les coups et les cris, mais elle avait réussi à améliorer ses revenus. « Je ne dépense plus tout l’argent de la récolte en alcool et on gère notre budget à deux. »

Aussi spectaculaire soit-elle, la métamorphose de Jean-Dedieu ne doit rien à la magie. Plutôt que de lui faire boire un élixir, Claudine l’a persuadé de s’inscrire avec elle au programme Bandebereho (« modèle », en kinyarwanda), un « parcours de transformation » de 17 séances hebdomadaires de trois heures chacune, offert aux jeunes parents par le Centre de ressources pour les hommes du Rwanda (RWAMREC). « Sinon, j’aurais fini par le dénoncer à la police. »

Cette ONG, dont le siège se trouve à Kigali, travaille à l’éradication des violences faites aux femmes en faisant la promotion d’une « masculinité positive ». Pour convaincre les plus récalcitrants, ses animateurs masculins — issus des communautés visées — visitent à plusieurs reprises les foyers en conflit, dont la liste leur est fournie par les autorités locales. Les « modèles » comme Jean-Dedieu sont invités à les soutenir en devenant des « agents de changement » dans leur village.

Selon le rapport 2020 de l’Institut national de la statistique, 46 % des Rwandaises mariées ont subi des violences conjugales et 60 % estiment que c’est acceptable. La culture du silence demeure de mise en la matière, même si le nombre de cas signalés et examinés a plus que doublé en cinq ans, pour dépasser les 14 500 dossiers en 2021-2022.

« Impossible de modifier les normes sociales et d’atteindre l’égalité des genres si les hommes ne sont pas impliqués », dit Fidèle Rutayisire, 48 ans, directeur général du RWAMREC, qu’il a fondé en 2006. Cet avocat de formation, féministe convaincu, a lui-même grandi dans un foyer violent. « C’est plus facile pour les hommes d’être changés par leurs pairs que par des femmes », affirme-t-il. Objectif : en finir avec les mythes liés à la virilité — par exemple que seules les femmes peuvent s’occuper des enfants, ou qu’il est acceptable de battre son épouse si elle brûle le repas. Mais aussi permettre aux femmes de s’émanciper avec un emploi rémunéré.

Quelque 50 000 hommes sont touchés chaque année par le Centre de ressources par l’entremise de ses différents programmes (dont Bandebereho), déployés un peu partout dans ce pays de 14 millions d’habitants. « Une goutte d’eau par rapport aux besoins, mais un travail essentiel : trop de foyers sont encore minés par la violence », observe Fidèle Rutayisire, visage rond et regard doux derrière des lunettes. Une violence notamment héritée du génocide qui a déchiré le Rwanda en 1994. En 100 jours, un million de Tutsis ont été exterminés, le plus souvent à la machette, par la majorité hutue. De 250 000 à 500 000 femmes ont été violées, dont un grand nombre se sont retrouvées enceintes (de 10 000 à 25 000 « enfants de la haine » seraient nés de ces viols). Même si 65 % de la population a aujourd’hui moins de 30 ans et n’a pas vécu ces horreurs, les traumatismes demeurent, tant chez les enfants des génocidaires que chez ceux des rescapés.

À la fin du génocide, le Rwanda était composé à 70 % de femmes devenues cheffes de famille (veuves, épouses de génocidaires en prison ou en exil, orphelines). Celles-ci ont donc joué un rôle majeur dans la réconciliation et la reconstruction du pays. La Constitution interdisant toute forme de discrimination, il n’y a plus de privilèges liés aux ethnies (Tutsis, Hutus, Twas), aux religions (chrétiens, musulmans) ou aux régions… tout le monde est rwandais. En 30 ans, d’immenses progrès ont été accomplis (éducation, santé, sécurité, propreté…). Et ce petit pays verdoyant de la région des Grands Lacs, enclavé entre la République démocratique du Congo (RDC), la Tanzanie, l’Ouganda et le Burundi, est le seul au monde à avoir une majorité de femmes au Parlement (61 % des députés).

« Dans notre société postconflit, la seule option était de rassembler les citoyens sur un pied d’égalité », dit Liberata Gahongayire, présidente de Pro-Femmes / Twese Hamwe (« tous ensemble », en kinyarwanda), un collectif impliqué dans le processus dès 1994 (mobilisation des femmes, révision des lois). Mais il a fallu mettre les bouchées doubles. « En plus des divisions ethniques qui avaient déchiré les familles et la société, la tradition patriarcale reléguait les femmes au second plan », poursuit cette historienne, chercheuse au Centre de gestion des conflits de l’Université du Rwanda et à l’Université libre de Bruxelles. « Beaucoup étaient illettrées et n’avaient jamais travaillé ailleurs que dans les champs. » Au fil des ans, des lois garantissant leurs droits ont été adoptées — accès à l’éducation, congé de maternité, avortement (limité aux cas critiques), criminalisation de la violence conjugale, droit à la contraception (à partir de 18 ans), à l’héritage…

Aux côtés de la pionnière RWAMREC, de nombreuses organisations misent sur la masculinité positive. Comme le collectif Pro-Femmes, qui l’inclut dans ses « parcours de transformation visant l’égalité hommes-femmes » destinés aux femmes et aux couples. « La masculinité positive a une double finalité : réduire les violences basées sur le genre et améliorer la situation socioéconomique des familles, et donc de la nation », dit Liberata Gahongayire.

Autre actrice majeure : l’ONG d’origine britannique Aegis Trust, conceptrice et gestionnaire (au nom du gouvernement rwandais) du Mémorial du génocide, perché sur une colline de la capitale, où reposent les restes de 250 000 victimes du génocide contre les Tutsis. Aegis Trust offre des programmes d’éducation à la paix visant un public varié (décideurs politiques, enseignants, jeunes…) qu’elle sensibilise notamment à la masculinité positive.

« Encore loin d’être acquise, l’égalité des genres est un obstacle à notre travail en faveur d’une paix durable dans notre pays », dit la responsable de la planification, du suivi et de l’évaluation, Diane Gasana, rencontrée au Mémorial, où l’ONG a ses bureaux. « Nos formations ouvrent le dialogue en milieu scolaire, au travail et dans la sphère religieuse, et montrent l’apport indispensable des hommes dans la promotion de l’égalité des genres. »

L’État rwandais favorise et accompagne le mouvement. L’implication des hommes dans cette promotion de l’égalité est d’ailleurs l’une des priorités de la nouvelle politique du genre, lancée en 2021 par le ministère du Genre et de la Promotion de la famille. Le ministère de la Santé s’est quant à lui engagé dans le déploiement à plus grande échelle du programme Bandebereho, soutenu notamment par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), à Ottawa.

Le concept de la masculinité positive se propage aussi ailleurs en Afrique. Après la RDC et le Sénégal, l’Afrique du Sud a accueilli en 2023 la troisième Conférence des hommes de l’Union africaine (UA) sur la masculinité positive pour éliminer la violence à l’égard des femmes et des filles. L’UA encourage les sociétés civiles, les chefs religieux et les acteurs économiques à collaborer. Un travail de longue haleine, car partout les résistances sont grandes : les hommes redoutent d’être ridiculisés et de perdre leur pouvoir.

Considéré comme un modèle de développement africain, le Rwanda est dirigé depuis 2000 par le président Paul Kagame, 66 ans, réélu le 15 juillet pour un quatrième mandat. Ancien commandant dans le Front patriotique rwandais, qui a stoppé le génocide en 1994, il est salué pour avoir réconcilié et modernisé le pays. L’agriculture (café, thé, sorgho…) représente toujours 25 % du PIB et 56 % des emplois. Le « pays des mille collines » affiche cependant une croissance économique annuelle de l’ordre de 7 % à 8 %, notamment grâce au tourisme d’affaires et haut de gamme. Aussi propre que sécuritaire, la capitale, Kigali, 1,7 million d’habitants, s’est dotée de grands hôtels et d’un palais des congrès iconique, inspiré d’un ancien palais royal. Les auberges de luxe se sont multipliées aux abords des parcs nationaux comme celui des Volcans — où le permis pour une brève visite aux gorilles des montagnes est facturé 1 500 dollars américains.

Peu de gens critiquent ouvertement Paul Kagame au Rwanda, mais ses détracteurs lui reprochent son autoritarisme — surveillance généralisée, liberté de la presse inexistante, musellement d’opposants… Il vient d’ailleurs d’être reporté au pouvoir avec 99,15 % des voix. Les Rwandais sont aussi soumis à de strictes règles de vie visant à renforcer l’unité nationale. Par exemple, tous les élèves du secteur public, garçons et filles, doivent avoir la tête rasée pour des raisons d’hygiène et d’égalité. Et tous les derniers samedis du mois, les citoyens sont tenus de participer à l’umuganda (travaux communautaires), sous peine d’amende.

N’empêche que les inégalités subsistent. Deuxième pays d’Afrique pour la densité de la population (après l’île Maurice), le Rwanda se situe au 161e rang (sur 193) au classement de l’indice de développement humain de l’ONU, qui mesure la santé, l’éducation et le niveau de vie pour déterminer le degré de « développement ». Et en dépit de la majorité de femmes au Parlement, le patriarcat demeure vivace. Les garçons grandissent toujours dans l’idée qu’ils sont supérieurs aux filles et les violences sexistes perdurent.

« La femme est le cœur du foyer, l’homme est le maître de la famille », selon un dicton rwandais. Les rôles de chacun sont toujours bien ancrés, surtout en milieu rural, où vit 83 % de la population. Soumises et effacées, les abagore (femmes) travaillent aux champs avec leur bébé attaché sur le dos, marchent des kilomètres pour puiser de l’eau et accomplissent l’essentiel des tâches non rémunérées. Les abagabo (hommes) sont les pourvoyeurs, ils prennent toutes les décisions pour la famille, estiment que la sexualité leur est due et jouissent de leur temps libre à leur guise.

Ces différences sautent aux yeux durant les ateliers du programme Bandebereho. Le jour de ma visite, une trentaine d’hommes et de femmes sont assis en cercle dans une salle du centre de santé de Gitare, dans la province du Nord. La plupart sont venus à pied par une piste de latérite rouge avec, en arrière-plan, les sommets bleutés des volcans marquant la frontière avec l’Ouganda. Après les danses, chants et slogans motivateurs qui précèdent chaque séance, cinq hommes volontaires se retirent pendant que l’animatrice installe le matériel d’un jeu de rôle sur les tâches domestiques : poupée en tissu, bassine de lessive, balai, chaudron et bidon d’eau.

De retour dans la salle, chacun doit mimer une tâche — bercer le bébé, balayer la cour, préparer le souper… — avant de quitter la scène en abandonnant sa responsabilité aux hommes qui restent. Au final, un seul se retrouve à tout faire, ne sachant plus où donner de la tête. « Et il n’a même pas de vaisselle à laver ! » s’écrie une participante, soulevant l’hilarité générale. « C’était super-stressant ! reconnaît le volontaire, visiblement déboussolé. Je me suis rendu compte d’un coup de tout ce que mon épouse fait à la maison : elle ne se repose jamais ! »

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What role should men play to stop violence against women?

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En plus des jeux de rôle et des devoirs à la maison, les participants aux séances Bandebereho doivent contribuer à des discussions de groupe. Et réfléchir à leur comportement, souvent identique à celui de leur père. « Les hommes apprennent à parler de leur intimité et à se livrer sur leurs émotions, ce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire », dit Emmanuel Karamage, un solide quinquagénaire, coordonnateur de l’initiative pour le district de Musanze. « Ensuite, ils communiquent mieux avec leur conjointe à la maison. »

Lors d’une séance à laquelle je participais, ce responsable local a lancé un débat sur le consentement sexuel. « Avant RWAMREC, ça n’existait pas, le consentement : mon mari rentrait soûl du cabaret et se jetait sur moi sans même me dire bonsoir, raconte une trentenaire, mère de quatre enfants. Si je ne me laissais pas faire, il me frappait. » Murmures gênés des hommes dans l’assistance : eux aussi agissaient ainsi, mais jurent avoir changé. « On a même introduit des préliminaires ! » lance l’un d’eux, sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Les exercices pratiques s’avèrent aussi révolutionnaires. Comme le portage dorsal d’un poupon, une technique ancestrale transmise de mère en fille. « Nos pères ne faisaient jamais ça et personne ne nous a appris comment s’y prendre », dit Jean-Baptiste Singiranumwe, un éleveur de 31 ans. Papa de deux enfants, il a terminé son parcours de transformation en 2022. Il m’accueille au domicile familial de Kamugeni, dans le Nord — une maison ocre, flanquée d’un poulailler et tapissée d’inscriptions pieuses. Jean-Baptiste ne se fait pas prier pour me montrer comment il installe sa petite dernière, ravie, sur son dos à l’aide d’un pagne, sous le regard attendri de son épouse, Claudine Nyiramunezero. Le geste sûr, maintes fois répété avec la poupée utilisée pendant les cours, il rayonne de fierté. « Je me sens super-connecté à mon enfant. »

Ex-alcoolique brutal, Jean-Baptiste a pourtant fait vivre un enfer à sa femme, qui me confiera plus tard avoir songé à le quitter et même à le tuer. Il a fini par écoper de deux ans de prison, après de violentes bagarres dans le village. À sa sortie, l’animateur local du RWAMREC, un voisin qui le connaissait bien, est venu lui parler de Bandebereho. Comme dans le cas de Jean-Dedieu et des dizaines d’hommes initiés à la masculinité positive que j’ai rencontrés durant ce reportage, sa transformation a été radicale. C’est en tout cas ce qu’ils affirment, avec l’approbation de leurs conjointes, y compris lorsque je m’adresse à elles seule à seule.

Vu de l’extérieur, cela peut sembler inconcevable. Comment des hommes aussi machistes peuvent-ils changer du tout au tout en si peu de temps ? Selon Fidèle Rutayisire, fondateur du RWAMREC, divers facteurs entrent en jeu, dont le style de formation (participatif), la proximité des intervenants et le soutien inconditionnel des leaders locaux.

Une élue municipale et un policier étaient d’ailleurs présents à un atelier BAHO (Building and Strengthening Healthy Households — créer et renforcer des ménages sains), autre programme du RWAMREC, auquel j’ai assisté à Gatsibo, dans la province de l’Est. Tous deux ont pris la parole pour encourager les participants. « RWAMREC nous aide à stabiliser la sécurité de la région, a déclaré le policier, droit dans ses bottes noires. La paix dans les foyers est le premier pilier du développement de notre pays. »

Tout cela n’empêche pas les rechutes. « Ce n’est pas toujours facile d’arrêter la violence : certains participants disent avoir changé, mais intérieurement, ce n’est pas vrai », constate Jean Baptiste Nsengimana, coordonnateur de terrain de RWAMREC dans le Nord. « Quand ils revoient leurs amis, ceux-ci peuvent les inciter à reprendre leurs anciennes habitudes. » La communication non verbale de certains participants durant les séances — bras croisés et mine renfrognée — laisse en effet entendre qu’ils manquent de conviction et sont venus un peu à reculons. « Mais ils sont minoritaires », assure le responsable local.

Pour mieux comprendre l’effet réel des programmes de masculinité positive en Afrique, une vaste étude a été réalisée par le Centre international de recherche sur les femmes (ICRW, pour International Center for Research on Women), établi à Washington, avec l’appui financier du CRDI, à Ottawa. Publiée en 2023, cette étude (« Promouvoir une masculinité positive pour la santé qui favorise la santé sexuelle et reproductive, les droits sexuels et l’égalité des sexes ») couvrait trois pays (RDC, Rwanda et Nigeria) et comparait les attitudes et perceptions des hommes ayant participé ou non à ces programmes (1 500 interviewés).

Première constatation : être sensibilisé à la masculinité positive n’entraîne pas forcément un changement de comportement positif. « Beaucoup d’ONG offrant ces programmes manquent de personnel suffisamment compétent en la matière et de moyens financiers pour assurer l’évaluation et le suivi nécessaires », observe Chimaraoke Izugbara, directeur de la santé globale, de la jeunesse et du développement à l’ICRW. Les programmes examinés étaient de qualité inégale, tant par la durée (d’une simple présentation d’une heure à une formation plus élaborée) que par le contenu. « Ils se concentrent sur l’harmonie dans les couples, mais n’incitent pas toujours les hommes à une autoréflexion critique sur les normes de genre », poursuit le chercheur d’origine nigériane, joint à son bureau à Washington. « De plus, ils sont souvent mis en place sans tenir compte du contexte socioéconomique et culturel du pays. »

Collaboratrice à cette étude au Rwanda, la chercheuse Ilaria Buscaglia a notamment interrogé des participants au programme Bandebereho, qui fait plutôt bonne figure. « Les hommes qui suivent ce parcours évoluent grandement, ils ne justifient aucune forme de violence sexiste, boivent moins et participent davantage aux tâches domestiques », observe cette anthropologue italienne, installée depuis 2013 au Rwanda, où elle a travaillé pour diverses ONG, dont le Centre de ressources pour les hommes. « Mais il faut faire plus pour changer les normes de genre : pour l’instant, les hommes “aident” leurs femmes et se réjouissent de l’amélioration des revenus du ménage, mais ils s’estiment toujours les chefs de famille. »

L’étude du Centre international de recherche sur les femmes de Washington souligne aussi que certains thèmes associés à la masculinité positive ont du mal à percer, y compris chez les répondants ayant suivi ces programmes. Par exemple, la majorité d’entre eux n’ont jamais fait de test de dépistage du VIH/sida. Même rejet concernant la diversité sexuelle. « L’homophobie est toujours très présente et aucun de ces programmes n’en parle », constate Ilaria Buscaglia. Le sujet est tabou (entre autres pour des raisons religieuses) dans les trois pays étudiés, dont le Rwanda, même si l’homosexualité n’est pas pénalisée sur le sol rwandais — contrairement à ce qu’on voit dans de nombreux pays africains. « Le simple fait d’évoquer les droits LGBTQ+ peut faire échouer tous nos efforts sur l’égalité des genres. »

Beaucoup de travail reste donc à faire pour changer les mentalités. Le déploiement à grande échelle du programme Bandebereho, amorcé en 2023, pourrait y contribuer. Jusqu’ici étendu à 30 000 couples, il vise cette fois à atteindre 84 000 familles de la province du Nord d’ici 2027. Réalisée par le ministère de la Santé et le Centre biomédical du Rwanda en partenariat avec le RWAMREC, cette initiative est notamment cofinancée par Affaires mondiales Canada et le CRDI (1,2 million de dollars), et a aussi reçu le soutien de Grands Défis Canada (1 million) et du Fonds mondial pour l’innovation (2,5 millions).

Pour mieux toucher les familles, le ministère de la Santé s’appuie sur le réseau des agents de santé communautaire (ASC), des bénévoles qui pallient la pénurie de personnel médical partout au Rwanda. Quelque 1 600 ASC (sur les 60 000 que compte le pays), formés par le RWAMREC, recrutent les couples et offrent les 17 séances Bandebereho dans leur communauté. Le programme bénéficiera d’un suivi tout au long du processus. À long terme, l’initiative, intégrée au système de santé, pourrait s’étendre aux 30 districts du pays.

Souvent inspirés de l’expérience rwandaise, les programmes de masculinité positive se multiplient en Afrique subsaharienne. Surtout dans les zones urbaines pauvres, où les besoins sont criants. Comme le souligne l’étude de l’ICRW, un nombre croissant d’Africains sont contraints de s’entasser dans des bidonvilles où la violence basée sur le genre, les grossesses non désirées et les pratiques sexuelles à risque explosent. En outre, les années de conflit armé, d’insécurité et de violence — comme au Nigeria et en RDC — ont accru la masculinité toxique et le manque de services en matière de santé et de droits sexuels et reproductifs.

Le sociologue ivoirien Ghislain Coulibaly, 45 ans, père de trois enfants, compte parmi les plus ardents défenseurs de la masculinité positive sur le continent. Ex-conseiller technique au ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfant de la Côte d’Ivoire, et excellent communicateur, il est l’auteur d’une conférence TEDx sur le sujet, diffusée sur YouTube. Ce qui lui a valu moqueries et menaces sur les réseaux sociaux. « Pourquoi tu veux renverser l’ordre social ? »

« Une minorité d’hommes ivoiriens prennent réellement conscience de l’enjeu », affirme le sociologue depuis son domicile d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. « Beaucoup croient que je déconstruis leur pouvoir pour le donner aux femmes et que la masculinité positive pervertit les valeurs de la société ivoirienne. » Il est aussi dans le collimateur de certaines femmes, qui estiment qu’il prend trop de place et devrait les laisser mener leur combat.

Rien pour le décourager. « Ces critiques font partie de l’évolution de la société. » En 2019, Ghislain Coulibaly a créé le Réseau des hommes engagés pour l’égalité de genre (RHEEG) en Côte d’Ivoire. Un réseau qui a déjà fait des petits : en RDC en 2022 et au Cameroun cette année. Les RHEEG proposent entre autres des activités de sensibilisation auprès des policiers et des militaires (RDC) et dans les écoles primaires (Côte d’Ivoire). « La masculinité positive, c’est un style de vie, une façon de penser et d’agir qu’il faut transmettre dès la petite enfance, dit Ghislain Coulibaly. Voir papa participer aux tâches ménagères doit devenir une norme. »

À ses yeux, il y a de l’espoir. « Avec l’avènement du numérique et des réseaux sociaux, les jeunes sont beaucoup plus ouverts à d’autres cultures et d’autres manières de faire, dit-il. Les jeunes filles sont aussi de plus en plus scolarisées. » Ce qui devrait rééquilibrer la dynamique des rapports de pouvoir hommes-femmes. « L’éducation est le moteur de cette transformation. »

C’est également le pari de l’ONG féministe rwandaise Paper Crown, qui travaille avec les 14-19 ans. Son programme phare, My Voice, My Power (ma voix, ma puissance, quatre heures d’atelier hebdomadaire, durant 18 semaines), vise à changer les mentalités des jeunes sur les normes de genre. Et à faire de ces derniers des leaders capables d’influencer leurs pairs comme leurs parents.

En ce samedi matin d’avril, une cinquantaine d’ados inscrits s’installent au centre des jeunes de Kayonza, dans la province de l’Est, à deux heures de route de Kigali, où se déroule la formation. Difficile de distinguer les gars des filles : tous portent cheveux ras, amples t-shirts et bermudas de sport. Après une collation composée de beignets offerte par l’ONG, les filles restent dans la salle balayée par la brise tandis que les garçons se dirigent vers un chapiteau planté à quelques mètres, sur un terrain gazonné.

« Avant de mélanger les groupes, on commence par faire comprendre aux filles que des barrières sociales limitent leur développement, mais qu’elles ont des droits », explique Clementine Nyirarukundo, longues tresses, jean et baskets, responsable des programmes et partenariats de l’ONG, qui donne l’atelier aux adolescentes. « Elles peuvent ainsi gagner confiance en elles. » La plupart de celles présentes sont encore intimidées et ont tendance à parler tout bas, le regard baissé. La visite d’une journaliste canadienne n’arrange rien. Mais Clementine les met vite à l’aise. La leçon d’aujourd’hui porte sur une nouvelle méthode de résistance aux agressions (définition des limites, désescalade, tactiques d’autodéfense physique…). Peu à peu, les filles s’enhardissent et font part de leurs expériences en la matière. Clementine insiste sur l’importance de s’affirmer, de lever le menton et de regarder dans les yeux en parlant.

Sous la tente, les gars travaillent aussi sur eux-mêmes. Ils dessinent leur autoportrait et inscrivent sur chaque partie du corps ce qui les a affectés quand ils étaient enfants, leurs peurs, leurs aspirations, leurs bonnes et mauvaises habitudes liées au genre (entrer dans la chambre d’une fille sans sa permission, lui faire une mauvaise réputation, se battre…). « Soyez honnêtes, n’enjolivez rien ! » lance Théophile Zigirumugabe, leur formateur. Jovial et éloquent, il captive leur attention en utilisant leur langage, grossièretés incluses. Les exercices pratiques — destinés aux garçons et aux filles — comprennent aussi l’enfilage de condom sur une banane. Plus tôt ce matin, les protections menstruelles étaient à l’honneur. Sans gêne aucune, un mince ado de 15 ans a présenté une serviette hygiénique à son groupe, l’a dépliée et posée avec soin sur une culotte apportée par les formateurs. « Ça élimine la honte associée aux règles, dit Clementine. Nous voulons montrer que c’est normal et que ça fait partie de la vie. »

De grands cris s’élèvent du côté de l’atelier des filles, à l’autre bout du terrain. « No ! No ! No ! » Les garçons lèvent à peine le nez de leur dessin. Ils savent ce qui se passe. Divisées en deux rangées se faisant face, les filles s’exercent à dire « non ! » à un agresseur en brandissant une main devant elles. « L’objectif est d’utiliser la voix plutôt que la force, dit Clementine Nyirarukundo. Chacune doit comprendre que c’est une arme. » Une arme bien plus puissante que n’importe quelle potion magique.

Isabelle Grégoire s’est rendue au Rwanda à l’invitation du Centre de recherches pour le développement international.

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