Ogarit Younan: « Gaza Maintenant ! »

EDUCATION POUR LA PAIX .

Envoyé à CPNN de Ogarit Younan, Fondatrice de l’Université pour la non-violence et les droits humains (AUNOHR), Beirut, o.younan@aunohr.edu.lb; younan.ogarit@gmail.com

Cher(ère)s toutes et tous

Sous le poids de la douleur, et sans aucune introduction, je vous présente ces huit points, afin que nous y réfléchissions ensemble. Il ne s’agit pas d’un plan d’action, bien qu’il précise les urgences du moment, ni d’une stratégie innovante plus que nécessaire dans ce conflit historique, mais plutôt d’un texte de réflexion, écrit au cours de la première semaine de la guerre d’octobre 2023.


1. Notre humanité, notre humanisme, avant tout

« Souvenez-vous de votre humanité et oubliez le reste ». Cette citation de Bertrand Russell nous rappelle à notre moralité et à notre éthique. La politique, elle, se doit de conjuguer éthique et efficacité. Mais plus l’efficacité s’éloigne de l’éthique, plus elle bascule dans la violence et se met même à la justifier.

Il s’agit ici de notre conscience, que le penseur non-violent Henry David Thoreau – pionnier du concept de « désobéissance civile » – qualifie de « loi suprême », laquelle est radicalement incompatible avec la violence. C’est donc notre positionnement face à la violence, à toute violence, qui reste la question fondamentale de notre humanité.

Dans un conflit, comment est-il possible de prendre en considération les victimes d’un camp et pas celles de l’autre ? Comment, les adversaires en présence comptent-ils, chacun, leurs morts, tout en se réjouissant des pertes infligées à l’autre ? L’être humain est-il schizophrène face au meurtre ? Notre humanité est une et indivisible. Le principe de conscience est primordial ; vient ensuite l’analyse politique, pour ne pas sacrifier le premier au profit de la seconde. Mais au cours de la guerre de Gaza, un peu partout dans le monde, l’être humain ne s’est pas toujours montré à la hauteur de sa conscience.

2. Cessez immédiatement le feu. Des objectifs urgents, en commun

Nous demandons un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, la levée totale du siège de Gaza pas seulement l’autorisation d’acheminer l’aide humanitaire. Simultanément, il faut que les otages israéliens soient libérés, que les dépouilles des défunts soient remises à leurs familles et, dans un même mouvement, que tous les prisonniers palestiniens, retenus en Israël depuis des années, soient libérés sur-le-champ.

Ces objectifs sont à réaliser en commun et de toute urgence avant qu’il ne soit trop tard. Dans cette perspective, il faudrait que nous exercions des pressions sur les deux camps pour qu’ils fassent preuve de bonnes intentions : il ne s’agit pas seulement de mettre fin à cette guerre, mais aussi d’œuvrer ensemble pour trouver une solution pérenne à ce conflit.

Pour Israël, les États-Unis et leurs alliés, la libération des otages est une priorité absolue quel qu’en soit le coût. Comme un père à la recherche de son fils, sûr de son bon droit, entrera à Gaza à coups de bombardements aveugles et meurtriers, retrouvera les otages, et le monde entier justifiera le déluge de feu qui s’est abattu sur l’enclave palestinienne ou alors fermera les yeux.

Quant au Hamas, au Jihad islamique et à leurs alliés, ils affirment mener leurs actions au nom de résistance palestinienne, dans le but de sauver Gaza et de libérer les prisonniers palestiniens. Mais la sagesse leur dicterait plutôt de contrecarrer les desseins d’Israël et ses objectifs de destruction, de l’empêcher de massacrer des civils, de faire de nouveaux prisonniers et de déplacer la population de Gaza, laquelle n’a plus pour seul horizon que la survie au jour le jour.

Notre rôle est de transformer la justification de la guerre, en une cause humaine pour l’arrêt de la guerre, au nom des otages et des prisonniers.

Insister sur un cessez-le-feu, sans aucune condition ; la vie des humains est au-delà de toutes conditions. Arrêtez le mal. Saisir l’instant présent.

Il ne s’agit pas de lever l’étendard de la victoire, d’autant que ce serait sur amas de cadavres ! Louis Lecoin (1888-1971), le militant non-violent français, déclarait : « S’il m’était prouvé, qu’en faisant la guerre, mon idéal avait des chances de prendre corps, je dirais quand même non à la guerre. Car on n’élabore pas une société humaine sur des monceaux de cadavres.”

3. N’oublions pas que l’occupation de la Palestine est l’origine du problème

Nous sommes au début de la huitième décennie du conflit israélo-palestinien et aucune solution juste n’a été trouvée. Conscient des enjeux, Nelson Mandela disait : « Tant que la Palestine ne sera pas libérée, notre libération en Afrique du Sud ne sera pas totale… La Palestine, c’est une question de morale politique. »

Les partisans de la création de l’État d’Israël – à savoir l’Occident et ses alliés, qui lui ont permis de s’implanter en lieu et place de la Palestine, de sa terre et de son peuple – soutiennent sa constante expansion et ne reconnaissent pas son statut « d’occupant ». C’est un immense déni de justice. Ils ont d’ailleurs été rejoints par certains pays arabes. En donnant une supposée justice aux Juifs, ils ont donné injustice à la Palestine. Cet état de fait, fruit de la politique coloniale anglaise, de la culpabilité européenne concernant le génocide perpétré par les Nazis, mais aussi d’intérêts bassement économiques, a conduit au désastre que nous connaissons aujourd’hui. Écrasés par l’expansionnisme israélien, les Palestiniens en ont payé le prix fort : meurtres, arrestations arbitraires, humiliations, déplacements de populations, expropriations, fragmentations de ce qui restait de leurs terres… Et aujourd’hui, Gaza !

Ce qui a embrasé le conflit du 7 octobre, ce n’est pas une brèche militaire, un nouveau groupe de prisonniers, un hôpital dont les gémissements ont ébranlé le monde, ni le « Hamas » ou « Yoav Gallant et Benyamin Netanyahu », ni même le siège de Gaza… C’est l’occupation qui en est la cause fondamentale.

Quant à l’horreur d’aujourd’hui, il est clair que la violence ne peut qu’engendrer la violence et entraîner à chaque fois un nouveau déclin d’une perspective de paix et une fragmentation du problème. Ne voyons-nous pas que, depuis 1948, aucune solution n’a été trouvée et que le conflit et ses violences se perpétuent toujours ? C’est une question existentielle et stratégique. Elle nécessite une idée innovante.

4. La guerre « par les civils ». La violence chosifie les êtres.

La scène est perdue entre la soif de violence, son exploitation et l’aversion pour cette violence.

Malheureusement, malgré tout ce qui s’est passé, la soif de violence perdure et s’accroît. Heureusement, et peut-être en raison de l’horreur de tout ce qui se passe en ce moment, le refus de la violence persiste et s’amplifie.

(Voir suite sur colonne de droite.)

(cliquez ici pour une version anglaise.

Question pour cet article:

Can peace be guaranteed through nonviolent means?

(. . suite)

Dans la logique de la guerre, les civils sont utilisés comme des « armes » et des cibles dont l’adversaire s’empare. Peu importe qu’elles soient détruites, les humains ne sont plus que des « choses », comme le dénonçait Simone Weil, la philosophe non-violente française : « La violence, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. »

Il existe, à travers le monde, tant de partisans de la cause juste, de la libération de la Palestine. Ils doivent donc soutenir la lutte sans violence, sinon nous serons complices de cette stratégie qui fait des civils des choses. D’autant que « la violence croit détruire le mal, mais elle est elle-même un mal », comme le soulignait Jean-Marie Muller (1939-2021), le philosophe français de la non-violence.

5. Le résultat politique est la question

Le résultat politique est à la fois la question et le but. Dans la lutte non-violente, « la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence », comme l’affirmait Gandhi. Alors que la violence et la politique politicienne professent que la fin justifie les moyens et portent la cruauté à son paroxysme.

Les partisans d’Israël affirment que le pays a le droit de se défendre, de frapper et de détruire le Hamas. Ils sont les ardents promoteurs de l’idée selon laquelle c’est l’issue politique de la bataille qui compte, et ce malgré des événements monstrueux, tels que l’invasion de l’Irak basée sur des mensonges, malgré Al-Qaïda, les Talibans, le 11 septembre, Daech…

Les partisans du Hamas et ceux du Hezbollah affirment qu’une fois de plus, ils sont en train de tracer la ligne de force entre les principaux acteurs, les USA et l’Iran, qu’ils ont ramené la question palestinienne « au premier plan », considérant que leur coup de force sans précédent est victorieux. La réalité est que le décompte des morts de Gaza est tous les jours en constante augmentation, autant de pertes horribles qui détermineront l’issue politique. Il est vrai que la question palestinienne est à la « une » de tous les médias, mais à quel prix et au profit de qui ?

Quant à l’Iran et aux USA, avons-nous prêté attention à leurs déclarations parallèles mesurées et à leur tonalité équilibrée !? « Ils sont dans un partenariat existentiel, dans une fécondation croisée du mal », écrivait Walid Slaybi, le penseur arabe non-violent, dans son livre Forces de mort. Forces de vie. Nous ne faisons confiance ni aux partis de la violence ni à ces pouvoirs violents dont on ne connaît pas les objectifs réels… Le résultat politique auquel nous aspirons est celui qui rétablira les droits, la justice et la paix pour les peuples opprimés.

6. Deux camps violents, aux idéologies religieuses, dirigent le ring maintenant

Comment pouvons-nous accepter l’existence d’un État basé sur l’occupation, l’apartheid, sur une doctrine religieuse qui revendique sa « supériorité » ? Israël a compté, dans ses premiers cercles, des organisations et milices politico-militaires extrémistes, telles la « Haganah » et les organisations sionistes successives, même si, aujourd’hui, ce pays se définit comme démocratique. Comment soutenir l’existence d’organisations politico-militaires palestiniennes, telle que le « Hamas » et d’autres organisations similaires, basées sur une doctrine religieuse intégriste, même si elle se définit comme une résistance nationale ?

Ce sont ces deux camps qui mènent désormais la guerre d’octobre 2023, épaulés par les États- Unis et l’Iran.

Ainsi, nous sommes confrontés à un dilemme de plus, à savoir, la nature théocratique violente des politiques que mènent les protagonistes du conflit : d’une part, la montée des extrémistes en Israël, d’autre part, le contrôle de la résistance palestinienne par des forces également extrémistes. C’est un obstacle en soi à toute possibilité de solution de paix juste.

Pour notre part, nous rejetons la violence de tous les partis et le terrorisme qu’ils exercent, nous rejetons les idéologies violentes au nom d’une religion ou de toute autre doctrine, et nous rejetons la manipulation – par des pays hégémoniques, occidentaux et non-occidentaux – des peuples et de leur aspiration à des causes justes.

7. Nous ne pouvons pas assimiler la violence de l’oppresseur à la violence des opprimés. Nous ne justifions aucune violence.

Voici quelques citations de Walid Slaybi, qui a beaucoup écrit pour une résistance non-violente en Palestine :

*« L’opprimé devient ‘l’égal’ de l’oppresseur dès l’instant où il utilise la violence et se laisse déchaîner. »

* « Le fait que la violence des opprimés résulte de la colère et du désespoir, face à l’oppression et à l’humiliation, est une chose que nous comprenons, sans la justifier. Mais pour que la violence soit idéologisée et devienne une politique, une approche de la pensée et de la vie menant à sa glorification, c’est une question extrêmement dangereuse. »

* « Je ne vois pas la violence atteindre un objectif juste. Pour une raison simple, non pas parce qu’elle ne peut pas vaincre dans une bataille ou une autre, mais parce qu’elle bat d’abord celui qui a la cause juste. Une noble cause exige de nobles moyens. On peut dire que le moment de la victoire militaire maximale sur l’adversaire est le moment de la défaite maximale du résistant par la violence. L’adversaire a été vaincu militairement, le résistant a été vaincu humainement, la violence a triomphé. »

* « La violence de l’oppresseur sert l’objectif de l’oppresseur. La violence des opprimés sert aussi l’oppresseur. »

*« OUI À LA RÉSISTANCE, NON À LA VIOLENCE. »

8. Nous ne sommes pas voués à la violence unilatérale. La responsabilité des non-violents.

La violence existe. La non-violence existe. Nous ne sommes pas condamnés à la violence unilatérale. Il y a donc de l’espoir.

Nous perdons toute logique si nous décrivons chaque partie comme s’il s’agissait d’une affirmation irrévocable. Par exemple : « Tous les Israéliens sont des racistes violents qui rejettent la paix, privilégient l’occupation et l’élimination du peuple de Palestine. » ; ou « Tous les Palestiniens sont des violents extrémistes militarisés, qui rejettent la paix et prônent la disparition d’Israël. »

Notre tâche prioritaire est de rassembler les forces non-violentes, tant individuelles que collectives, en Palestine, au Liban, en Israël et dans le monde entier, de mettre en valeur leur voix et d’accélérer cette démarche, afin que l’image qui est la plus répandue ne soit pas celle de la violence. Nous n’oublions pas qu’une majorité aspire à un dénouement autre que la destruction, notamment non-violent, y compris ceux et celles qui subissent actuellement un déluge de bombes.

Le moment est désormais crucial. Walid Slaybi affirmait : « Nous ne sommes pas dans un monde où la violence a vaincu, nous sommes dans un mode où la non-violence n’a pas vaincu autant jusqu’à maintenant. »

La cause palestinienne continue de vaciller, voire de régresser. Jusqu’à présent, les territoires palestiniens sont désignés sous le vocable de « Palestine occupée » et nous souhaitons qu’une situation de paix mette un terme à cette appellation, au profit de « la Palestine » tout court.

Le peuple palestinien a, bien sûr, le droit de se révolter contre l’injustice. Mais nous souhaitons que ce soit non-violent. Comme le l’écrivait Albert Camus dans L’Homme révolté : « Je me révolte, donc nous sommes. La révolte, dans son principe, se borne à refuser l’humiliation, sans la demander pour l’autre. »